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PERROT Gaelle
Les communautés militaires du Rhin : sociabilités et identités autour des camps de Bonn, Xanten, Strasbourg et Windisch (27 av. J.-C. - 284 apr. J.-C.)
Thèse en Sciences sociales, soutenue le 6 décembre 2023.
Les légions qui stationnaient aux frontières de l’empire romain ne constituaient pas, sur le modèle de l’institution totale, des sociétés autarciques coupées de leur environnement naturel et humain. On trouvait aux portes des camps des agglomérations civiles qui vivaient pour et avec les troupes. Ces agglomérations abritaient une population de plusieurs milliers d’habitants – artisans, négociants, ouvriers, taverniers, artistes ou serviteurs – dont la vie professionnelle et affective dépendait en grande partie des occupants de la garnison. Les civils faisaient donc partie de la vie des milites, en campagne et dans les garnisons pérennes. Les historiens nomment généralement l’ensemble de cette société ??communauté militaire??. Cette réalité inquiétait les autorités militaires qui craignaient que les non-combattants aient une influence néfaste sur la disciplina militaris. Les civils avaient la réputation de semer le trouble dans le c?ur des soldats, de les inciter à la révolte ou à la paresse et de les détourner de leurs devoirs. Parallèlement, la cohabitation entre civils et militaires est généralement dépeinte dans les textes littéraires comme source de violences. Les exactions des seconds à l’encontre des premiers (extorsions ou agressions) est un motif récurent chez les auteurs. Ces scènes sont généralement utilisées pour mettre en exergue les instincts brutaux des simples soldats et faire l’éloge des généraux qui parvenaient à les contr?ler. Si d’autres sources (pétitions, papyri, textes juridiques et inscriptions) attestent la réalité de ces pratiques, il faut en nuancer la portée en certains contextes. La proximité des garnisons était recherchée par de nombreux civils qui en tiraient bénéfice et s’accommodaient des inconduites des troupes. Les camps de Bonn, Xanten, Windisch et Strasbourg étaient ainsi entourés de plusieurs uici. Au sein de ces derniers vivaient les proches des militaires : épouses, concubines, enfants, parents et amis. Les membres de la communauté militaires, combattants et non-combattants, étaient liés par des alliances conjugales et familiales qui venaient consolider les relations fraternelles. Tous se sentaient appartenir à un même ensemble social dont la cohésion reposait sur l’attachement au camp et à l’institution militaire ainsi qu’à une commune identité géoculturelle étrangère (italienne, gauloise, hispanique, puis germanique et orientale) dont les caractéristiques étaient transmises de génération en génération. Les communautés militaires avaient à c?ur de se différencier des populations civiles autochtones installées dans le reste de la cité. Cet isolement était toutefois corrélé au contexte dans lequel se trouvaient les garnisons. Sous les Julio-Claudiens, les soldats de Xanten, Bonn, Windisch et Strasbourg ne s’ouvraient que faiblement sur leur environnement local. Les civils n’étaient alors que peu nombreux dans les communautés militaires du Rhin. Les milites pla?aient leur identité combattante au c?ur de leurs épitaphes et de leurs dédicaces. Les guerres de la fin du Ier siècle les isolèrent davantage de la population civile régionale. Entre 70 et 180, les soldats adoptèrent de nouvelles pratiques familiales et commémoratives inspirées des modèles civils du reste de l’empire. La famille nucléaire, mêlée aux codes de la militarité, devint un motif primordial des monuments offerts en contexte militaire. Cependant, les troubles de la fin du Haut-Empire affectèrent l’autoreprésentation des vétérans et des hommes de l’active et peut-être leurs relations. Les milites se replièrent sur leur image de défenseurs de l’empire. Les civils se firent plus rares dans les inscriptions, malgré leur maintien dans les uici. Toutefois, ces transformations, sans doute influencées par un revirement disciplinaire dans les castra, n’amenèrent pas les soldats à rejeter le modèle de la famille nucléaire. Au contraire, les sources littéraires montrent que l’attachement des troupes à leurs proches demeurait vif.
The legions posted on the borders of the Roman Empire were not, according to the model of the total institution, self-sufficient societies isolated from their natural and human environment. At the edges of the military camps there were civilian settlements that lived for and with the troops. These settlements were inhabited by several thousand people - craftsmen, traders, workers, tavern-keepers, artists and servants - whose professional and emotional existence depended to a large extent on the occupants of the garrison. Civilians were therefore an integral part of the lives of the milites, both in the military campaigns and in permanent garrisons. This society is usually referred to by historians as the "military community". This situation worried the military authorities, who feared that civilians would have a negative influence on the disciplina militaris. Civilians had a reputation for spreading trouble in the hearts of soldiers, encouraging them to rebel or to be lazy and distracting them from their duties. At the same time, the cohabitation of civilians and soldiers was generally portrayed in literary texts as a source of violence. The exactions of the latter against the former (massacres, extortion, assaults) are a recurrent motif used by Roman authors. These scenes are generally used to highlight the brutal instincts of ordinary soldiers and to praise the generals who manage to control them. Although numerous sources (petitions, papyri, legal texts and inscriptions) attest to these practices, their impact must be carefully considered in certain contexts. The proximity of garrisons was sought after by many civilians, who benefited from it and accommodated the misbehaviour of the troops. The camps of Bonn, Xanten, Windisch and Strasbourg were surrounded by several uici. These were home to the soldiers' families: wives, concubines, children, relatives and friends. The members of the military community, both soldiers and civilians, were linked by marital and family unions that strengthened fraternal relations. They all felt they belonged to the same social group, whose cohesion was based on their strong bond to the camp and the military institution, as well as on a shared geocultural identity: they all maintained a sense of community based on their foreign origins (Italian, Gallic, Hispanic, then Germanic and Oriental), the attributes of which were passed down from generation to generation. The military communities were very concerned to distinguish themselves from the indigenous civilian populations living in the rest of the city. However, this isolation was determined by the context in which the garrisons were located. Under the Julio-Claudians, the camps and soldiers of Xanten, Bonn, Windisch and Strasbourg had little interaction with their local environment. There were still very few civilians in the military communities on the Rhine. Milites placed their warrior identity at the center of their epitaphs and dedications. The wars at the end of the first century further isolated them from the region's civilian population. Between 70 and 180, soldiers embraced new family and commemorative practices inspired by civilian patterns adopted from the rest of the empire. The nuclear family, combined with the codes of militarism, was celebrated around the camps. However, the troubles of the late Prinicipate affected the self-representation of soldiers and perhaps their relationships. Civilians were rarely included in the inscriptions, despite their presence in the uici. The milites tended to focus on their image as defenders of the empire. However, these changes, undoubtedly influenced by a disciplinary shift in the castra, did not lead soldiers to reject the nuclear family model. On the contrary, literary sources show that the troops' commitment to their loved ones remained strong.
Keywords: Roman Army ; Canabae ; Military uici ; Soldiers’ families ; Soldiers ; Civilians.
Directeur de thèse : Bernadette CABOURET-LAURIOUX et Catherine WOLFF
Membres du jury :
- Mme WOLFF Catherine, Co-directrice de thèse, Professeur des universités émérite, Avignon Université, France,
- M. COSME Pierre, Rapporteur, Professeur des universités, Université de Rouen Normandie, France,
- M. SPEIDEL Michael, Rapporteur, Professeur, Université de Zurich, Suisse,
- Mme CHARLIER Marie-Thérèse, professeure honoraire, Université libre de Bruxelles, Belgique,
- M. FAURE Patrice, Professeur des universités, Université Jean Moulin Lyon 3, France,
- M. SCHMIDT HEIDENREICH Christophe, Chargé d'enseignement, Université de Genève, Suisse.
Président du jury : Patrice FAURE